22 millions de doses de vaccin contre la COVID-19 envoyées aux poubelles
Faute de preneurs au Canada, mais aussi à l’étranger, le gouvernement fédéral a vu se perdre plus de 22 millions de doses de vaccin contre la COVID-19, a constaté Le Devoir. La majorité de ces doses périmées ont été jetées parce qu’elles n’ont pu être distribuées à temps dans les pays les plus pauvres de la planète, à qui l’alliance de partage de vaccins COVAX les a offertes trop tard et sans l’organisation nécessaire pour assurer le succès de cette redistribution, déplore une experte de la question.
En début de pandémie, la course aux vaccins s’était révélée sans merci dans les pays riches, qui cherchaient à s’approvisionner en doses de vaccin à tout prix. Au fil des mois, bon nombre de ces fioles ont toutefois atteint leur date d’expiration et ont dû être éliminées.
Au Canada, ce sont près de 8,9 millions de doses qui avaient été commandées pour vacciner les Canadiens, mais « qui ont expiré dans les stocks centraux fédéraux », a révélé au Devoir le ministère fédéral de la Santé. Sur les quelque 140 millions de doses de vaccin reçues au Canada depuis le début de la pandémie, un peu plus de 6 % ont donc été perdues.
Le gouvernement canadien a également pigé dans ses réserves et offert plus de 50 millions de doses qu’il jugeait excédentaires à COVAX. De ce nombre, 21,7 millions ont été distribuées à des pays qui en avaient besoin, mais 13,6 millions de doses de vaccin n’ont pas pu être utilisées et ont pris le chemin de la poubelle — soit 27 % du stock partagé auprès de COVAX. Par ailleurs, 14,7 millions de doses sont toujours en attente des demandes de pays moins nantis, pour qui COVAX récolte et coordonne l’approvisionnement en vaccins.
La Dre Joanne Liu, professeure à l’École de santé des populations et de santé mondiale de l’Université McGill et ex-présidente de Médecins sans frontières, réclamait depuis l’an dernier — et dès le tout début de l’approvisionnement des pays riches en millions de doses de vaccin — que ces injections soient partagées en amont avec les pays nécessiteux. « J’ai prédit depuis un an qu’il y aurait des pertes massives. Et c’est ce qu’il se passe aujourd’hui », s’est-elle désolée en entrevue.
Une tendance à éviter
L’Organisation mondiale de la santé évalue le taux moyen de perte de vaccins à 5 % pour une campagne de vaccination d’une dose et à 10 % pour des campagnes de deux à cinq doses. Les États-Unis ont envoyé 82,1 millions de doses de vaccin aux poubelles, entre décembre 2020 et la mi-mai 2022, soit 11 % de leurs réserves distribuées aux pharmacies et établissements de vaccination, révélaient les Centres de prévention et de lutte contre les maladies au réseau NBC cet été.
« Quand on a un produit comme celui-ci, qui est limité en volume, on devrait avoir le moins de pertes possible », insiste la Dre Liu, qui a travaillé pour MSF en Afrique lors de désastres naturels ou d’épidémies virales comme celle de l’Ebola. « Il ne faut pas accepter la normale, et il ne faut pas normaliser la normale. »
Le ministère fédéral de la Santé explique, par courriel, que les vaccins « sont un produit biologique et [que] leur durée de conservation est donc limitée ». « Malgré les efforts pour assurer une bonne gestion de l’offre et une bonne gérance des biens, des vaccins seront perdus à mesure qu’ils expireront avant d’être utilisés au Canada ou avant qu’ils puissent être offerts en don, et ces vaccins devront être éliminés conformément aux lignes directrices appropriées en matière de manutention et d’entreposage », écrivait la porte-parole de Santé Canada, Anna Maddison, mi-septembre.
Le chiffre pourrait en outre avoir augmenté depuis, car la réserve fédérale comptait encore 1,2 million de doses arrivant à expiration en septembre. Et 1,35 million de doses ont une date de péremption au courant du mois d’octobre.
Une offre trop tardive et peu de demande
Pour soutenir les pays dans le besoin, le Canada a offert 50 millions de ses doses de vaccin à COVAX, mais a aussi fait don de sommes suffisantes pour acheter et livrer 87 millions de doses supplémentaires.
« À l’heure actuelle, la production mondiale et les dons de doses provenant de pays à revenu élevé dépassent les capacités administratives et la demande des pays à revenu faible et intermédiaire », a rapporté Mme Maddison, de Santé Canada. Une situation vécue aussi par les autres pays contributeurs à COVAX, a-t-elle noté.
La Dre Liu n’est pas étonnée. Elle reproche aux pays donateurs à COVAX d’avoir trop tardé à partager leur pactole. Résultat : la contamination communautaire et l’arrivée de nouveaux variants plus résistants aux vaccins de première génération ont réduit l’appétit pour le vaccin, tant dans les pays pauvres que dans ceux du G7. Un peu plus de 82 % des Canadiens ont reçu deux doses de vaccin contre la COVID-19, mais seulement 13 % sont allés chercher une deuxième dose de rappel.
« On voit bien qu’il y a une question de timing, qui est la même chez les pays bénéficiaires de COVAX. L’humain est humain », observe la Dre Liu. « La menace est là : on veut se faire protéger. La menace est moindre : à un moment donné, cette priorité recule parce que les choses changent. » Les pays riches comme le Canada auraient dû expédier leurs doses excédentaires à COVAX bien plus tôt, sachant bien que des millions d’autres étaient encore attendues.
La pédiatre urgentiste reproche en outre à l’alliance COVAX de ne s’être préoccupée que de l’approvisionnement en vaccins sans préparer en amont leur distribution sur le terrain, leur administration par des professionnels et des campagnes pour encourager la vaccination. Et de ne pas avoir consulté dès le départ les pays bénéficiaires pour comprendre leurs besoins et coordonner le tout. « Ce qui a été l’erreur de COVAX, c’est qu’initialement, tout le monde a cristallisé l’enjeu autour de l’approvisionnement. »